Pouvoir réglementaire et marges d’action du gouvernement dans un contexte d’impasse parlementaire

Eugène Henri Moré

Président de Coeur de France

Contexte politique

Il n’échappe à aucun observateur que la France traverse une situation institutionnelle inédite :
Le pays, comme l’Assemblée nationale, semble partitionné en trois blocs minoritaires et irréconciliables, rendant improbable la constitution d’une majorité stable.

Dans ce contexte, tout gouvernement qui parviendrait à éviter la censure se heurterait rapidement à une autre limite :
il lui serait quasiment impossible de modifier un dispositif inscrit dans la loi, faute de majorité pour voter une nouvelle loi ou une loi de finances rectificative.

Ainsi, des réformes majeures – comme la modification du budget, la création ou la suppression d’un impôt, d’un crédit d’impôt ou d’une exonération fiscale – nécessitent un passage parlementaire qui, dans la configuration actuelle, demeure hors de portée.

De nombreux commentateurs politiques laissent penser qu’aucun changement philosophique ou doctrinal des politiques publiques n’est possible du fait de cette tripartition. Or, ce n’est pas le cas.
À force de commenter et de considérer leurs sources comme plus importantes que le public qu’ils sont censés informer, certains éditorialistes finissent par répéter les éléments de langage fournis par leurs sources (personnel politique). Ils ne contextualisent plus les enjeux, n’analysent plus pour donner à comprendre et conduisent petit à petit ceux qui les suivent dans un piège : celui de prendre a priori les éléments de langage distribués comme réalité.

La Constitution de la Ve République regorge de subtilités juridiques et administratives permettant d’infléchir profondément l’action publique sans passer par la loi, grâce au pouvoir réglementaire.

Pouvoir législatif vs pouvoir réglementaire

La distinction est essentielle :
Le pouvoir législatif relève du Parlement et suppose un vote.
Le pouvoir réglementaire, détenu par le gouvernement, permet de modifier les modalités d’application d’une loi, par décret, arrêté ou circulaire, sans passage devant les assemblées.

Ainsi, même si la loi reste inchangée, le gouvernement peut en redéfinir la mise en œuvre, c’est-à-dire choisir comment, quand et pour qui elle s’applique.
Ce levier confère au pouvoir exécutif une capacité réelle de réorientation politique, parfois aussi efficace qu’une réforme législative.

Les principaux leviers réglementaires à disposition du gouvernement

a) Modifier la réglementation existante
Par décret, arrêté ou circulaire, le gouvernement peut :

  • Ajuster les conditions d’application d’une loi, notamment les critères d’attribution de subventions, d’aides publiques ou de dispositifs sociaux et fiscaux.
  • Modifier les seuils, barèmes ou quotas : par exemple relever ou abaisser le plafond de ressources pour l’accès à une aide sociale, modifier le taux du SMIC ou ajuster les quotas d’immigration de travail.
    Ces décisions ont des effets concrets sur les politiques publiques, en ce qu’elles peuvent redéfinir totalement les publics cibles.
  • Réécrire les appels à projets ou conventions pluriannuelles dans les domaines de la culture, du sport, de l’emploi ou de l’écologie, afin de favoriser certains acteurs économiques, sociaux ou idéologiques.
  • Renégocier les conventions signées par l’État avec les collectivités, les entreprises, les associations ou les opérateurs publics (CAF, France Travail, etc.) : cela permet de réorienter les politiques locales, de modifier les bénéficiaires et de redéfinir les priorités.

Même lorsqu’un dispositif est inscrit dans la loi, le gouvernement peut le neutraliser partiellement :

  • en gelant ou bloquant des crédits budgétaires ;
  • en rendant l’accès plus difficile (aides conditionnées, délais, critères restreints) ;
  • ou en redirigeant des enveloppes vers d’autres bénéficiaires.

Ce mécanisme est notamment applicable aux 243 milliards d’euros d’aides publiques aux entreprises, qui regroupent :

  • des dépenses fiscales (crédits d’impôt, exonérations, réductions — CICE, CIR, etc.) ;
  • des aides budgétaires directes (subventions, fonds sectoriels, appels à projets) ;
  • des aides sociales et financières indirectes (exonérations de cotisations, garanties publiques via Bpifrance, fonds européens, etc.).

Enfin, le gouvernement peut modifier les délais d’application d’une loi, comme l’a illustré récemment la réforme des retraites, en différant certaines mesures par voie réglementaire.
Un gouvernement issu du Nouveau Front Populaire aurait ainsi pu suspendre ou reporter la réforme existante sans majorité absolue à l’Assemblée.

b) Modifier la gouvernance des institutions publiques
Le gouvernement dispose d’un pouvoir décisif en matière de nominations :
il peut nommer ou révoquer les hauts fonctionnaires, préfets, recteurs, ambassadeurs, directeurs d’administration centrale ou dirigeants d’entreprises et d’agences publiques.
Le choix de ces profils – parfois plus que les textes eux-mêmes – détermine la mise en œuvre réelle des politiques publiques.
En plaçant des personnalités partageant la nouvelle orientation politique, le gouvernement peut faire évoluer la culture administrative et les priorités d’action sans modifier la loi.

c) Réorganiser les structures et instruments administratifs
Le gouvernement peut également :

  • Créer, fusionner ou supprimer des directions, agences ou services déconcentrés ;
  • Modifier les procédures administratives, les conditions d’accès à certaines professions, les grilles indiciaires et les primes ;
  • Lancer, suspendre ou réviser des plans nationaux, programmes interministériels ou réformes administratives (par exemple : réforme des programmes scolaires, carte scolaire, doctrine d’intervention policière, etc.) ;
  • Donner de nouvelles instructions aux services par circulaire, orientant la mise en œuvre concrète des politiques publiques.

Une capacité réelle de réorientation politique

En combinant ces leviers, le pouvoir réglementaire permet au gouvernement de :

  • Redéfinir les cibles des politiques publiques, en agissant sur les critères d’accès aux aides ;
  • Modifier les instruments financiers, en changeant la doctrine d’usage des crédits, en gelant certaines enveloppes ou en les réaffectant à d’autres priorités ;
  • Faire évoluer la philosophie d’action publique, en changeant les acteurs décisionnels (nominations), les procédures et la doctrine administrative (circulaires, appels à projets, conventions, instructions).

Ainsi, sans changer une seule loi, un gouvernement peut infléchir profondément la trajectoire politique du pays en utilisant des leviers invisibles mais puissants : décrets, arrêtés, circulaires et nominations stratégiques.

Conclusion

Cette situation met en lumière une tension démocratique majeure :
le niveau des débats parlementaires et les motivations partisanes des uns et des autres contribuent souvent à maintenir le citoyen dans l’obscurité quant aux véritables marges d’action du pouvoir exécutif.

Pourtant, un citoyen pleinement conscient des enjeux institutionnels est un citoyen pleinement responsable.
Comprendre le fonctionnement du pouvoir réglementaire, c’est comprendre où se joue aussi l’action politique, au-delà de ce qui est devenu, malheureusement, un pitoyable spectacle parlementaire.